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14 mai 2007 1 14 /05 /mai /2007 19:09

Justice à Oilpé

par Azouz Begag

(6) N’IMPORTE QUI ?

 
 
 
Une vérité s’impose à moi à ce moment-là : n’importe quel citoyen peut se retrouver dans cette situation, dos à un public de curieux, représentant la société civile, l’homme de la rue, et face à un juge et un procureur, représentant les intérêts suprêmes de la société de droit.
 
Parfois, la situation prête à rire quand le juge pousse l’accusé dans ses derniers retranchements, pour la recherche de la vérité, et le contraint à répondre à ses questions.L’ambiance devient dérisoire.Mais la plupart du temps il n’y a pas de place pour l’humour, les visages sont graves, sévères, gris, à peine éclairés par des lampadaires blafards, la robe du juge est noire, comme celle du procureur,des avocats, Une odeur de mort plane dans la salle d’audience. D’ailleurs, même le décor est tapissé de gravité. Si la justice est humaine, elle manque de chaleur.
 
Nous sommes au sous-sol de la société.Dans la salle des machines du Titanic. On croise tant de damnés de la société, des pauvres de tous genres, des immigrés, des enfants des banlieues.Ici, quand on ne maîtrise pas bien la langue française, on passe un mauvais quart d’heure. Il est fréquent de rencontrer des personnes sur le banc des accusés qui ne comprennent même pas les questions du juge, ou bien qui s’expriment dans une langue inaccessible aux personnels de la justice.
On ne parle pas la même langue,à la barre. Le juge traqueur de vérité, qui a passé des années d’études à l’université puis à l’école de la magistrature, demande aux délinquants pourquoi ils ont menti, pourquoi ils ont volé, pourquoi ils ont triché. Il veut savoir. Il exige des explications. Mais les pauvres bougres ne savent pas dire les choses de la vie. Ils n’ont pas les mots. Toute leur vie durant, ils ont tenté de jouer avec les faits, de faire diversion, de tromper la vigilance de la misère et de l’exclusion qui les étreignaient.
 
À chaque fois que je sors du Palais de Justice, je suis dans un état de déprime. Il pleut sur la ville et sur la société. L’atmosphère est glacée par l’iceberg. Mais je suis heureux de me retrouver à l’air libre. Heureux et sonné. Cet après-midi, j’ai failli me faire renverser par un tramway, tellement j’étais absorbé par ce que je venais de vivre dans les sous-sols du Palais de Justice. Le wattman a souri. Il m’a dit “Regarde où tu mets les pieds !” Il ne savait pas si bien dire.
 
Un jour, pendant trois heures, j’ai observé le procureur de la République. Madame le procureur.Belle femme d’une quarantaine d’années.Ses cheveux blonds et les yeux bleus tranchaient étrangement avec la noirceur de sa robe de Palais. Elle remarqua aussi ma fixation et devait certainement se demander les raisons.C’était étrange, observer cette jeune femme se lever,après l’exposé des faits par le juge, et prononcer méthodiquement, froidement,sèchement, les peines que la République réclamaient au juge.Après coup, je ne voyais plus sa beauté, mais surtout sa bouche tombante, ses lèvres effilées, les rides qui se creusaient au bas de ses joues quand elle prononçait son réquisitoire. Elle était là pour faire respecter la loi, protéger les fondations de la République. À droite du juge. Le cœur n’était pas invité à la séance. Pas de sentiment. Pas d’affect.
 
Quand elle avait fini de parler, c’était déjà un verdict qui tombait. Je la regardais pour tenter de deviner quelques sentiments intérieurs, aime t’elle ce qu’elle fait? Prend-elle du plaisir à appliquer les lois telles que prévues par le code pénal ? Elle ne laisse rien transpirer. Exécute mécaniquement les lois.Démocratiquement. Le même menu pour tout le monde. Riches ou vieux, Français ou étrangers, catholiques ou musulmans, hommes ou femmes. On est en 1789. La révolution vient d’instituer sa déclaration d’égalité. Madame le Procureur se rassied, bien droite, comme elle s’était levée. La parole revient au juge, quelques coups d’œil sur ses papiers.Des secondes de silence, puis la sentence tombe. Prison avec ou sans sursis. Suspension de permis de conduire. Amende... Il referme son dossier. Le replace sur la pile devant lui.
 
Dossier suivant.
 
Le plus extraordinaire c’est la force de la sentence prononcée par le juge. Il a pleins pouvoirs. Il décide de la vie et de la mort, en tout cas sociale, de chacun des accusés qui défile devant son bureau. À l’encontre d’un jeune multirécidiviste qui“s’asseyait à chaque fois” sur ses suspensions de permis de conduire infligées par le tribunal, le procureur requiert deux ans de retrait de permis.
 
Le juge réfléchit quelques secondes et finalement le pénalise de seulement huit mois. Pourquoi ce chiffre ? On ne sait pas. C’est sa faculté d’appréciation personnelle. Il réfléchit, jauge, observe, questionne pour arriver à l’objectif ultime :sanctionner un individu pour non respect de la loi. Il a vu que le jeune homme était chef d’une petite société. Il a voulu lui laisser encore une chance. Mais il l’a prévenu : la prochaine fois, ce sera la prison ferme. D’accord ? L’accusé est d’accord.
 
La loi, ce sont ces codes rouges qui se trouvent sur le bureau du juge. La référence commune à tous les citoyens.Gages du fonctionnement démocratique de l’institution. L’homme de loi lance ses mots, ceux qui vont déterminer la suite de la vie des individus qui sont debout face à lui, des mots chargés, lourds, en regardant bien en face l’accusé. Il inscrit sur une feuille la sentence décidée,referme le dossier.C’est fini. La chose est jugée.
 
L’accusé ne peut pas revenir en arrière. Même pas se jeter aux genoux du juge suprême, le supplier d’être gentil, implorer sa clémence. Rien. La sentence est irréversible. Afin d’éviter ces effusions sentimentales le juge et le procureur ferment leur visage. Leurs analyses et leurs jugements relèvent de la science. C’est la raison qui guide les sanctions, l’intérêt général, la volonté de protéger la société des déviants.
C’est du nu intégral.
 
On ne sort pas indemne du Palais de Justice. Depuis que j’ai commencé à suivre ces séances de tribunal, j’ai encore plus l’angoisse de franchir une limite, de basculer du mauvais côté. Je ne manque pas une seule fois d’attacher ma ceinture au volant de ma voiture.
 
Je sors du Palais de Justice, une nouvelle fois, tétanisé parle fonctionnement de la machine.Je remonte à la surface de la vie,à la surface de la ville. Un immense navire qui avance sur l’océan grâce à de puissants moteurs dans les soutes, manœuvrés par des mécaniciens chevronnés. Sur le pont les voyageurs ignorant ce qui se passe sous leurs pieds, dans le système d’engrenages. Parfois,quelques-uns font des écarts de conduite et sont pris en flagrants délits par la police. Ils disparaissent dans le trou. Ils vont au trou.Des hommes en noir prononcent leur sort. Ce sont eux qui “tiennent la barre”.
 
Avenue de la République, je marche en balayant du pied des feuilles mortes déjà tombées des platanes.Je réfléchis aux mots justice, vérité, démocratie, en observant les passants tranquilles qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. Je me sens vulnérable, seul contre la machine. Une idée lumineuse jaillit dans ma tête : il faudrait que cela devienne une obligation : faire entrer tous les citoyens dans un tribunal, au Palais de Justice, pour assister au déroulement du rouleau compresseur.Pour ne pas laisser cette chose être pensée en dehors de toute réalité. J’ai trouvé un autre mot qui va très bien avec vérité : réalité. Je fais une proposition:comme on dit “établissement scolaire” pour désigner l’école, ce serait bien d’appeler dorénavant le Palais de Justice ÉTABLISSEMENT DE LA VÉRITÉ.
 

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