Alexis Cohen, chanteur raté, devient parfois, la nuit, Mortimer Besamemucho. Medium et écrivain, il se tranforme alors en femme et se transporte à Séville ou ailleurs... Il fait des rencontre, imagine des personnages, se joue du temps, des lieux et des dieux. Le tango le happera bientôt... Pour trouver le mobile de ses crimes futurs, cherchez la femme, les femmes claro ! Voici Bulle et Flor...
C'est comme un soir d'été avant l'orage , lorsque des perles d'écume crémeuse éclatent mollement à la surface du marécage engorgé . Ma mémoire rejette par chapelets de « plop ! ...plop...plop ! » légèrement méthanoïques, le trop plein de scènes anciennes, échappées du numéro d'écrou auquel elles étaient rivées.
Ca remonte comme ça, en lâcher de ballons . Souvent liés, semble -t-il d'un solide fil Les uns donnant parfois du sens aux suivants. Pas toujours. La plupart glissent aisément, s'insinuent et trouvent leur place silencieusement parmi le bric à brac de mon panier aux souvenirs. D'autres m'égratignent un peu au passage, se débattent. Je ne sais pas où les ranger, ni quoi en faire. Ni comment, en fait, m'en débarrasser une bonne fois.
Mais je ne peux plus interrompre le processus.
Paris-Match, février 1967 : André Malraux inaugure l'exposition Toutankhamon au Petit Palais
- Bouboule, la soupe est servie !
Je suis claquée. J'en ai marre. Affalée d'un bloc sur mon lit avec le Paris-Match d'hier, j'ai envie de pleurer. Mon cours de danse classique ne s'est encore pas bien passé. Va falloir que je leur dise que je ne veux plus y retourner. Divina Kalinkova, m'a encore crié après, avec son terrible accent russe:
- Hé toi, la bas, la p'tite blonde !
Ca fait trois ans que je viens au cours, et elle ne sait toujours pas mon prénom. Bulle, pourtant, c'est pas banal. Je ne savais pas que j'étais une petite blonde. On ne m'avait encore jamais appelée comme ça. Petite grosse, oui, dans la cour de l'école. Elle a dû le penser et pas oser le dire. Je n'ai pas compris qu'elle s'adressait à moi, ça l'a énervée, et elle s'est approchée avec sa baguette, menaçante, pour me faire peur : « Ta cinquième, c'est pas bon . Rrrectifie moi ça ! Mieux que ça ! Encorre ! ».
- Bouboule , tu viens manger, oui ? »
C'est une idée de mes parents, ça, les cours de danse. Parce que dès que j'ai pu tenir correctement un crayon, j'ai dessiné des danseuses étoiles. Yvette Chauviré, Claire Motte, Claude Bessy.... Je les trouvais belles, élégantes, inaccessibles. Surtout le chignon piqué de fleurs blanches sur un cou immense. J'aurais bien aimé être jolie comme ça ! J'arrivais bien à reproduire le galbe du mollet sur le chausson satiné, tendu en pointe.
Ca me donnerait « de la grâce et du maintient », avec dit le pédiatre. La grâce, c'était quoi, au juste ?Jusque là, je croyais que c' était un état recommandé par l'Eglise. Je ne vois pas le rapport . La danse, j'avais pas envie pour moi. Pas en vrai. .
Ma mère m'a inscrite. La première année, ça m'a beaucoup impressionnée : il y avait une vraie vieille pianiste pour nous accompagner dans les exercices. Toujours les mêmes. Et Divina portait des tenues incroyables. Depuis, un gros magnétophone à bobines et à bande a remplacé le piano. Et toujours les vieux exercices du piano sur la bande. Et j'ai fini par faire des progrès. Des fois ça va presque pas trop mal. Les pointes, j'y arrive plutôt bien car j'ai beaucoup de forces dans les jambes. Je peux tenir longtemps . En vacances je fais du vélo avec mes cousins. J'aime sentir mes muscles en pleine puissance. Mais la grâce et tout le tralala, ça ne vient pas.
Le pire, c'est pour les galas de fin d'année. Mettre ces collants chair épais et ce tutu de Nylon ,toujours trop petit, qui serre et qui gratte ! Quel calvaire ! Ma mère est ravie, elle prend des photos. Je fais mine de sourire.
A l'entrée en 6ème, l'an dernier, j'en avais glissé une dans mon porte-carte, au dos de mon abonnement au trolleybus. Ca n'a pas loupé. L'autre jour pendant le cours de maths , tous les garçons du fond rigolaient en se passant un papier. Quand il est arrivé à moi j'ai compris qu'ils m'avaient piqué ma carte dans ma sacoche. Trop tard, quelle humiliation ! J'me sens pas belle. Pas du tout. Non, décidément, il faut que j'arrête définitivement la danse. Ce n'est pas pour moi. Plus jamais.
Comment je vais leur dire ?
- Bouboule, ça va être tout froid !
J'en ai marre de penser à tout ça.. J'ouvre le Paris-Match. Et là, au lieu des habituelles photos de la famille de Monaco, des images étonnantes. En première page, le buste en bois d'un jeune garçon efféminé et maquillé, au regard quasi vivant, porté sur une caisse plate, en avant d'un cortège. Comme en triomphe. Et des statuettes de toutes tailles, des meubles, des scènes peintes, des bijoux. Le tout est très coloré. Des personnages et des animaux stylisés. .Partout une grande maîtrise des proportions. Mais surtout quelle explosion de couleurs ! Immédiatement je suis captivée, séduite. Le jeune roi Toutankhamon , sorti de l'oubli il y a plus de quarante ans déjà, nous fait l'honneur de venir, pour quelques semaines, à notre rencontre en France. Sur son trône, on le voit dans sa vie quotidienne, avec son épouse Ankhsenamon. Leurs tongs aux pieds ont la même forme que les miennes pour les vacances à Collioure. C'est bien la preuve que c'étaient des gens comme nous.
D'après les commentaires des photos, ils chassaient, pêchaient, mangeaient, jouaient de la musique, se parfumaient pour danser. Apparemment des danses bien plus acrobatiques que les nôtres. Ils savaient vivre. Ils me plaisent déjà, et j'ai envie d'en savoir plus.
L'an dernier, en Histoire, on a étudié Rome et la Grèce J'ai trouvé ça très fort, mais terriblement militaire, figé et gris. Au mieux, bicolore, sur quelques poteries. Les statues sont aussi impressionnantes de puissance que leurs civilisations. Mais jamais bien gaies .
Les égyptiens, eux, me semblent immédiatement plus réels, crédibles et sympathiques.
Et dans les dernières pages, les murs du tombeau, les sarcophages, le masque d'or. Stupéfiant ! Magnifique ! Je ne savais pas que la mort pouvait rendre si beau !
- Bouboule, ça suffit, tu viens manger, sinon tu vas t'endormir !
- Oui, M'man, j'arrive.
- Ca n'a pas l'air d'aller, Bulle ? C'est le cours de danse ?
- Bof ... euh, non...ça va, toujours pareil.
- Et bien alors, qu'est-ce que tu as ?
- Euh, ben...je voudrais aller voir Toutankhamon à Paris.
Le Caire, juillet 78
- Hello Mister Big Moustache !
Le patron de l'échoppe la plus proche du Sphinx tente d'attirer Klaus dans sa boutique. Klaus porte une épaisse barbe fournie . Cela amuse le marchand . A cette époque là, en Egypte , la moustache nette sur un visage bien rasé suffit à marquer la virilité. Rares sont les hommes de la ville qui laissent envahir leurs joues pour des raisons religieuses. Les prêtres coptes, peut-être, mais ils n'évoluent pas dans la zone touristique des pyramides.
- Non Klaus, on n'y va pas maintenant, dis lui qu'on reviendra demain ». Je suis impatiente d'arriver au Musée.
Arrivés hier soir tard à l'hôtel Oberoi, nous n'avons rien vu des lieux. Juste le temps de prendre le dîner dans les boiseries de la grande salle Omar Rhayam. Et d'admirer les danseuses égyptiennes en costume léger richement pailleté,.accompagnées de leur chant. Pour nous des syllabes imprononçables. Klaus, fatigué, n'a pas semblé pas subjugué. Au mieux, amusé. La danse n'est pas sa tasse de thé, c'est le moins qu'on puisse dire.
Après une longue pause suivant les désastreuses années « turlututu, m'as tu vue dans mon joli tutu ?», j'ai fini par réconcilier un peu mon corps avec le verbe danser. Mais avec des danses moins risquées et plus habillées. Au début des années 70, les dimanches de pluie, tapis roulé et vieux Teppaz à fond, Maman et la mère d'une amie nous avaient initiées, à quelques danses de salon. La valse nous faisait rêver et nous étions déjà au Bal de l'Empereur, pour y trouver un fiancé. .
Klaus, la lunette sévère, aurait pu être crédible dans le rôle d'un Kaiser d'opérette.
Ce matin, alors que je m'emplissais le regard de Képhren, si proche de la fenêtre , malgré ses cent mètres de hauteur de pierres, Klaus est sorti de la douche, la taille serrée dans le drap de bain, tortillant des hanches en chantant « Yamaaa yaa, kling, kling, Yamaa yaa , kling, kling» . Explosés de rire devant notre orientalisme naissant, nous voilà partis pour une belle journée !
La scène, il me la rejouera des dizaines de fois au cours des années suivantes, avec un succès intact.
Mais aujourd'hui, je suis habitée d'une grande énergie. Je vais enfin rencontrer en vrai, sans doute dans la plus belle salle, mon premier et éternel amour d'enfance , le roi Toutankhamon.
En 67, mes parents n'avaient pas donné suite à ma demande, qu'ils jugeaient superflue, ou hors d'atteinte. J'avais été frustrée de ce manque longtemps. Mais à l'époque, on considérait la frustration comme pédagogique.
Klaus et moi n'ayant encore jamais voyagé, j'avais fortement insisté pour délaisser Venise, et engager une bonne partie de l'argent du ménage à ma quête de merveilleux. Avant le départ, j'avais acheté et lu tout ce qui était disponible dans mes prix, à la librairie de l'Elfe étourdi, mon repère, près de Saint-Jean. Des ouvrages de vulgarisation, mais aussi quelques monographies très ciblées sur la statuaire de la période post-amarnienne.
Palpitante de dix ans d'attente et de préparation, je pénètre dans le vénérable Musée avec ferveur et exaltation.
Un peu étonnée, je porte un regard attristé sur les vitrines certes bien garnies, mais vieillottes et poussiéreuses . Les étiquettes qui désignent les objets doivent bien dater de Maspéro, écrites à la plume sur un papier jauni. Je n'aurais pas dû aller au Louvre avant, moins légitime, mais plus riche, donc mieux entretenu.
Au moins, ici, tout est vrai.
La salle du trésor de Toutanhkamon est tout de même balisée par quelques pancartes à l'effigie du masque d'or. Ca me rassure et me presse à la fois. Plus que quelques instants avant la rencontre. « Attends moi, Tout', mon amour, ne bouge pas, j'arrive ! » Comment bougerait-il, d'ailleurs, le patient éphèbe, sous des centaines de mètres de bandelettes, et trois sarcophages emboîtés ?
Passant la porte de la salle, mon cœur vacille... et manque de s'arrêter.
Sur la première vitrine, une petite affiche provisoire rédigée en anglais, prie le public « d'excuser l'absence temporaire du roi et de son trésor pour cause d'exposition à Los Angeles ».
Quelle claque !
Bien entendu, l'agence de voyages s'était faite discrète en ne livrant pas cette info. Décidément, cette rencontre n'était pas au programme de ma vie...Dépitée, vide, abandonnée. On ne peut plus compter sur personne.
Si même un jeune garçon momifié depuis plus de trente siècles parvenait à m'échapper aussi impunément, qu'en serait-il de ma vie sentimentale auprès des vrais hommes bien vivants de mon époque ?
Berlin
« Brille abziehen ! » , me crie la Wopo du Checkpoint Charlie. Elle ne rigole pas avec le règlement. Le visage du candidat au retour de l'Est, vers l'Ouest doit être conforme à la photo des papiers d'identité. Donc, pas très rassurée, je ne discute pas , et j'enlève mes lunettes.
Ouf, elle m'a laissée sortir. Je tremble encore un bon moment.
Déjà secouée par la journée étrange que nous avons passée. D'Ouest en Est, puis d'un métro à l'autre, nous avions l'impression d'être suivis par un vieil homme solitaire. Que voulait-il ? Dans certaines stations désaffectées, où le train ne s'arrête pas, des soldats en arme, braquant préventivement leur mitrailleuse sur la rame, veillaient à la sécurité et à la discipline des voyageurs.
Conni nous a emmenés au Musée de Pergame, côté Est.
Quelle magnificence, importée tout droit de l'antiquité du pourtour méditerranéen !
Les bâtiments complets du forum de Pergame, l'allée en brique bleues des Lionnes et la porte d'Ishtar de Babylone ! Tout était là, à l'abri sous de grandes verrières. Séquestré au vu et au su du monde entier . Les archéologues ne s'étaient pas enquiquinés, et comme leurs collègues français, avaient raflé et rapporté tout ce qu'ils pouvaient.
C'était décalé et émouvant de se retrouver là, dans une ville d'un d'ailleurs lointain, et mythique, cerné par des murs barbelés d'une autre ville, si proche et si distincte.
Il y a deux mois, j'avais appelé Constanze Landowski, ma correspondante Allemande depuis onze ans.
- Hallo, Conni, wie geht's ? Ca va? Tu sais quoi? Toutankhamon passe à Berlin en mai ! On peut venir vous voir, toi et lui ?
- Freilich, Bubble ! Ich freue mich ! très contente de te retrouver!
Elle avait tout préparé aux petits oignons . Y compris les roll mops de la Baltique, à la crème et aux pommes acides.
Et un parcours touristique dans mes goûts. Pergame, c'était la mise en jambes .
Maintenant ça devient le gros morceau, tant attendu. Avec tout le musée d'égyptologie de Berlin, c'est du lourd. Cette fois, j'ose à peine y croire, il ne m'a pas fait faux bon, le joli prince. Toutankhamon, et à sa suite, tout son trésor. Tout est bien là.
La rencontre, sous bonne garde, parmi les vitrines haute-sécurité, est longue et langoureuse. Prendre le temps de tout voir, tout mémoriser. Et la séparation de fin d'après-midi déchirante. Pour moi. Quand le reverrai-je ? Grand-mère un jour, avec une ribambelle de petits enfants ?
Lui, continue de vivre placidement sa vie de macchabée sacré, lyophilisé, déplacé, loué, adulé, glorifié.
La gloire et la louange, il a connu ça brièvement dans sa première vie. Il assume encore. Même mort, il nous survivra !
Adieu mon beau prince, qu'Amon te protège toujours dans ton long périple !
Heureuse et triste à la fois, je suis épuisée par toute cette après-midi d'émotion. Les yeux dans le vague.
Klaus est descendu depuis un moment prendre une bière en terrasse. On n'est pas à Berlin pour rien, quoi !
Conni me tire par la manche :
- Komm ! Tu n'as pas tout vu. Da steht noch Nofretete. Viens, on va juste à côté, voir Néfertiti !
Dans une petite salle cubique, obscure, un cube très lumineux, à mi-hauteur, contient le buste de la reine.
« Splendeur d'Aton, la belle est venue », ou « la belle qui marche » : Neferaton Néfertiti, la bien nommée. Belle mère, entre autres, de Toutankhamon. On la dit « venue », sans doute en référence avec ses origines d'un pays voisin, situé plus au Sud. A moins que ses contemporains n'aient été impressionnés par sa démarche altière. Dansait-elle à la cour ?
Le buste est là, dans sa chasse de verre, habitant à lui seul toute la salle. Des traits droits, des couleurs mates, ocres rouge, noir. Splendeur, c'est bien le mot .Par sa simplicité, le racé de ses traits, et son élégance, elle éclipse à elle seule toutes les dorures des trésors de l'antiquité . Ils flattent le penchant de l'homme pour les biens matériels. Elle se contente d'exister. Je comprends en un long regard sur cette femme, la portée de ce qu'on a désigné comme la brève hérésie de Tel el Amarna. Abandon du culte d'Amon et des dieux annexes, au profit d'un monothéisme tourné vers Aton, le dieu soleil. Néfertiti et son époux Akhenaton, se font représenter par les artistes officiels, sans tricherie, tels qu'ils sont, dans leur vie quotidienne parmi leurs filles. Lui en particulier, mal rasé, voûté, légèrement bedonnant, si facilement reconnaissable à son look pré-gainsbarien.. Elle toujours si majestueuse, dans toutes ses apparitions, peintes ou statufiées dans les ouvrages traitant de cette période.
Il y a bien longtemps que j'avais aperçu son image stylisée, sur les flacons d'une gamme de produits de beauté des années 60. Et voilà qu'à l'instant, sans y avoir été préparée, je suis éblouie et touchée par cette femme qui ne m'attendait pas. Elle semble me considérer de son œil énigmatique, avec une bienveillance amusée. Je vais devoir ; encore une fois à regret, prendre congé..
Conni propose d'aller rejoindre Klaus, et prendre « ein Bierchen ». Je commande un thé bien noir pour me remettre.
Lyon
J'ai réappris progressivement à accepter l'idée de mon corps dans la danse, mais ce que j'aime vraiment, malgré mes piètres talents, c'est chanter. Pas seule, en groupe. Depuis la naissance de mon deuxième enfant, voici près de vingt ans, je me suis inscrite dans une chorale. Comme une urgence. Klaus pratiquait du sport trois fois par semaine. J'avais besoin aussi de me réaliser autrement que dans le travail et la maternité. J'aime me laisser porter par les voix profondes des hommes et des femmes autour de moi. Le groupe de Gospel annoncé sur une affiche près de la boulangerie, allait me combler. C'était un bonheur de sentir déferler les chaudes tonalités du chœur des basses, debout juste derrière moi. La voix ! Formidable moyen de communication, soutenant la parole, mais aussi une foule d'autres modes d'expression. Carte d'identité, aussi, toujours singulière d'un sujet à l'autre. Et pour certains, quelles possibilités !
Au gré des déménagements, j'ai voyagé aussi de chœur en chœur. De voix en voix.
A Lyon depuis nombre d'années, j'ai pris mes petites habitudes. Entre autres à la librairie de l'Elfe étourdi, dans le vieux Lyon. Le libraire, myope et boiteux , a accumulé ici un fatras de bouquins sans âge, traitant de sujets abracadabrants. Dont de petits trésors insoupçonnés. Je ne suis pas la seule à l'avoir remarqué, et à m'en délecter.
Voici deux ou trois fois que je croise dans la boutique, une grande belle femme brune, longiligne et énigmatique. .Peu loquace, et respectueuse du silence dans ce petit temple voué à la lecture, elle semble connaître avec précision les ouvrages qu'elle recherche. Une érudite sans doute. Elle m'impressionne. Non seulement par sa beauté, mais plutôt par sa ressemblance frappante, dans les traits et dans l'attitude recueillie, avec la statue vue à Berlin, il y a longtemps. Néfertiti, oui c'est bien son double ! Relookée contemporaine, les cheveux noirs lâchés sur les épaules. Mais les pommettes hautes, la bouche dessinée, légèrement relevée de couleur... Pas de doute, on s'est déjà rencontrées, mais elle ne m'a pas vue. Par rigueur ou intransigeance, ou par un amusement qu'elle ne laisse pas transparaître, mais dont je la soupçonne, elle demande au vieux libraire, les livres dont personne n'a connaissance, et que lui sait être au deuxième rang des rayons les plus haut placés. Il semble même qu'elle prenne un malin plaisir à le faire grimper en haut de son échelle, pour le voir triompher et rapporter l'ouvrage rare. Royale, elle paye sans discuter une somme astronomique et repart lourdement chargée de ses trésors. Elle remercie le libraire d'être aussi patient et bien achalandé. Et sort calmement sans un regard alentour. Curieuse personne. Evidemment, aucune idée de son nom . En pensée, je la surnomme Mystère-Nefer, et j'espère la recroiser un autre jour encore.
Mon regard tombe sur une affiche du Muséum, annonçant une expo sur les Inuit.
Lyon, Muséum d'histoire naturelle, un dimanche d'avril 2003
Mon terrain de jeu favori : le Muséum d'histoire naturelle.
Les Lyonnais l'appellent encore Musée Guimet. Depuis le collège, je viens converser ici avec les témoins du passé de tous les continents . C'est ma façon de m'évader, de voyager, mais aussi de m'enraciner dans l'humanité.
La première fois, à douze ans, j ‘étais venue pour mesurer la relativité des âges et des proportions, auprès de l'immense squelette central, recommandé par une camarade.
Puis pour les papillons innombrables et chamarrés, dans la galerie, au premier.
Pour le passé de ce bâtiment magique, autrefois patinoire, lieu de divertissement.
Et aussi bien sûr, pour les momies !
Pas toutes. Les Egyptiennes seulement. Même de simple extraction, comme on pourrait supposer celles-ci, sans dorure, sans gros bijoux. Il y avait bien un cadavre de Péruviennne, conservé au sous-sol, portant même une trace de trépanation. Exposée recroquevillée en position fœtale, près de la jarre de terre dans laquelle on l'avait trouvée.
Mais bizarrement, je ne me sentais pas d'affinité avec elle. Pas de dessin coloré, pas de viatique , ni de prière écrite avec un alphabet extraordinaire . Rien qui m'attire. Je m'en serais bien excusée auprès d'elle, car après tout, elle avait droit au respect, comme tout être humain. Mais elle ne me faisait pas rêver.
Cette momie là, un jour serait vengée très largement de mon indifférence. Chaque semaine, bien plus tard dans ma vie, j'aurai à supporter de rester des heures, moi aussi figée, rigide, invisible, inexistante, aux yeux des humains qui passaient près de moi. Avec qui j'aurais tant aimé faire un tout petit bout de chemin, même, et surtout, à reculons, un tout petit instant de leur vie si bien remplie.
Hélas, pas intéressante, je ne les ferai pas rêver...
Des efforts avaient été faits pour rendre ce lieu d'histoire plus vivant.
Des concerts , par exemple.
Le 8 décembre 2002, une soirée portes ouvertes accueillait au département de paléontologie, une chorale franco-allemande. Ca m'avait attirée. « Chant-Allemand-Guimet » : cherchez l'erreur ? Rien à jeter...On y va !
Quand Klaus, qui n'en loupait pas une, lâcha à haute voix, sarcastique :
- Hé, La Bille, t'as vu tous ces vieux ? On les a amenés parmi les squelettes pour les habituer !
Etouffée de honte et furibarde, je quittai les lieux ipso facto, dix mètres devant pour bien marquer ma colère ! La prochaine fois, il n'aurait qu'à croupir devant la télé, jusqu'à en devenir vieux lui-même !
Le Muséum ce printemps, présente une expo sur les Inuit, leur art, leurs traditions.
Je suis venue seule, cette fois-ci.
Alphabet, statuettes , shamans, tout me touche . Eux, ils sont encore là, établis depuis longtemps près de nos cousins Québécois. Ils vivent avec modernité, tout en préservant leur culture.
J'approche de la fin de ma visite, quand le haut parleur annonce « Le concert Inuit aura lieu dans cinq minutes. Mesdames et Messieurs, veuillez vous approcher de la rotonde, et éteindre vos téléphones mobiles. »
Une farce ? Un gag d'un gardien facétieux ?
La foule se presse, intriguée.
Dans la rotonde, une douzaine de jeunes gens, majoritairement des jeunes filles, et quelques moins jeunes, sont déjà en place, debout en cercle.
C'est ça des Inuit ? Sans bottes de peau de phoque ni anorak ? Ces jeunes gens sont simplement en jeans et pulls d'hiver. Tous le type asiatique à larges pommettes.
Un silence attentif se fait. Deux d'entre eux, diamétralement opposés sur le cercle, avancent pour se faire face au centre. Assez près pour s'enlacer et danser. Mais non. En fait, ils conversent en dialogues rythmés de syllabes soufflées, expulsées du diaphragme. Un souffle profond, ventral, originel. Soit chantées, soit éructées, soit les deux à la fois, on ne sait pas comment. Après une ou deux minutes au plus, deux autres se placent au centre . Et ainsi de suite.
Jamais entendu un son pareil. Quand je suis touchée par une voix ou un instrument, je ressens des fourmillements du sommet du crâne au dessous des genoux. Dans mon hébétude, je reste bouche ouverte et regard fixe. Imaginant au loin, les étendues glacées dans une lumière solaire incertaine. Et quelques tepees, ou des igloos ? Je ne sais même pas ça, en sortant de l'expo.
Mon regard suspendu est soudain interrompu par la présence d'une silhouette incongrue au milieu les tepees.
Une jeune femme longiligne, au visage fin. Brune aux cheveux longs et sages, sur un strict tailleur classique. Je mets un certain temps à réaliser. Bien sûr, je la connais de vue !
C'est Miss Mystère-Nefer ! Néfertiti, réincarnée en cliente intello et pressée de l'Elfe étourdi...
Tout s'embrouille : époques, continents, alphabets. Mais qu'est-ce qu'elle fait là, mon Amarnienne, au milieu des Inuit ?
Cette fois-ci, elle m'a vue. Et peut-être même reconnue. Un petit sourire discret, auquel je réponds intimidée.
A la fin du concert, elle s'approche de moi.
- Bonjour, ça vous a plu ?
- Ben , euh, oui.. enfin c'est tellement étonnant. Je ne connaissais pas. Je ne sais pas quoi en penser. Et vous ?
- Oui, oui je les ai trouvés formidables !
- Ah bon, vous les connaissiez ? Enfin je veux dire...vous semblez connaître beaucoup de choses, avec tous vos livres.
- C'est à l'Elfe étourdi qu'on s'est déjà aperçues, n'est-ce pas ?
- Oui, il me semble bien.
- Et bien si nous allions prendre un verre à la cafétéria du Muséum ? Je pourrais vous parler des Chants de gorge et du Pow-Wow. Ca vous dit ?
- En toute simplicité, c'est bien volontiers. Je meurs autant de curiosité que de soif ! A vrai dire, le dimanche à 17h,je ne peux pas me passer d'un bon thé. Ce sera avec grand plaisir ».
Mes pensées rejoignaient la vallée du Nil. Mystère-Nefer avait vraiment la classe et la démarche d'une reine !
Dans sa main gauche, deux livres serrés. Du premier, je n'arrivais pas à lire complètement le titre, caché par ses doigts. J'aperçus « ...du Rio de la plata »... Ca alors ! Mon cœur se mit à battre encore plus fort.
La croisière ne faisait que prendre le départ d'un long voyage, et d‘escales prometteuses.
Je n'avais pas envie de manquer ce bateau...
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